Dans ce texte, je vais m’efforcer de discuter de l’aspect messianique de la traduction et la pertinence du messianisme[1] et de la traduction pour l’éthique interculturelle.
Pour aborder une telle constellation de thèmes, je propose entre autres une comparaison entre quelques textes de Jacques Derrida et de Walter Benjamin, qui portent sur le rapport entre la traduction et le messianisme (Benjamin, 1991; Derrida, 1985, 2016)[2].
Le rapport entre le messianisme, la traduction et la pensée interculturelle est déjà abordé par des chercheurs qui s’inspirent de ces penseurs[3]. Pourtant, il me semble que dans la littérature interculturelle, le messianisme et la traduction sont compris dans un sens déconstructif plutôt que reconstructif.
Les perspectives de Derrida sur le messianisme et la traduction sont absolument pertinentes pour l’éthique interculturelle. Or, ces perspectives ne sont ni les seules, ni ne rendent compte de la dimension relationnelle de la traduction, que je juge cruciale pour la reconstruction de l’éthique interculturelle. Bien qu’il y ait une forte proximité philosophique entre Benjamin et Derrida sur le sujet, il y a également des différences qui sont pertinentes pour la pensée interculturelle.
Alors même que l’aspect messianique s’articule autour de plusieurs termes utilisés par Benjamin, tels que «racheter », «exilé » et «réconciliation », les termes les plus importants pour l’éthique interculturelle seraient la «langue pure» et la «parenté des langues ». Cependant, parce que ces notions de Benjamin sont, en partie, remises en question dans la littérature on passe à côté de l’opportunité de comprendre leur valeur reconstructive et relationnelle (Crépon, 2001, 2004; Derrida 2016; Ferri 2018).
Afin de mettre en lumière les ressources potentielles de la pensée messianique dans la traduction, il faudra se pencher sur la diversité de la pensée messianique mais également sur la pensée de Benjamin[4]. Au cœur de la pensée messianique de la traduction se trouve la confrontation avec l’histoire et l’idée de fonder la relationalité entre des langues et des cultures sur leur histoire commune. Le messianisme nous suggère d’autres manières de penser l’histoire. À cet égard, Benjamin se montre proche de la pensée comparatiste et interculturelle de Marcel Detienne et Raimon Panikkar, ainsi que de Louis Dumont (Detienne 2009; Dumont, 1975, 1983 ; Panikkar, 2000, 2013a, 2013b).
Dans une volonté de lisibilité du propos du propos tout au long de cette analyse, je procèderais ici en quatre étapes. Je commencerais par situer la traduction et le messianisme dans le débat sur l’éthique interculturelle (Crépon, 2004, Ferri, 2018, MacDonald et O’Regan, 2012), puis présenterais une typologie des dimensions messianiques pour mieux comprendre Benjamin, enfin d’ensuite chercher à soulever certains des aspects messianiques de la pensée de Benjamin, pour finalement montrer les convergences et les divergences entre Benjamin et Derrida à propos du messianisme, qui permettraient de mieux évaluer les différentes manières de penser l’éthique interculturelle.
Traduction, messianisme et l’éthique interculturelle
Il est évident que les aspects politiques, ainsi que les aspects éthiques, sont depuis longtemps au centre de l’attention de la pensée interculturelle et postcoloniale[5]. Le nombre des chercheurs qui, d’un point de vue philosophique, portent leur attention sur les questions éthiques de la compréhension interculturelle est en augmentation (Phipps, 2013 ; Wu and Li, 2020). Comme nous l’avons vu ci-dessus, certains chercheurs attirent même l’attention sur le messianisme dans l’éthique interculturelle (Ferri 2018; MacDonald and O’Regan, 2012).
En s’appuyant sur la pensée de Jacques Derrida, Giuliana Ferri montre, par exemple, l’utilité de la compréhension messianique de Derrida pour l’éthique interculturelle. La compréhension qu’a Derrida de la notion messianique reste compliquée, voire même ambiguë. Même si cela dépasserait les limites de cette analyse que d’approfondir suffisamment la question, il faut au moins noter la distinction que fait Derrida dans Marx & sons. Par «messianique», il entend «une messianicité sans messianisme». Alors pour Derrida, il est clair que «ce que j’appelle provisoirement le messianique est une structure universelle (qui n’est pas liée au judaïsme, au christianisme, etc.) : c’est un rapport d’attente de ce qui vient, et ce rapport est d’ordre universel» (Derrida dans Crépon et Launay, 2004, p. 206). Cela signifie qu’il prend ses distances par rapport à «d’une part, la mémoire d’une révélation historique déterminée […] et, d’autre part, une figure relativement déterminée du messie» (Ibid, p 192). Ailleurs, il propose l’expression d’un «messianisme sans religion» («messianism without religion»), ce qui, pour Ferri nous aide à déconstruire les concepts centraux de la pensée politique occidentale, par exemple l’idée de la démocratie : «it embodies the irreducible element that eludes the system of oppositions established in the metaphysics of presence» (Ferri, 2018, p. 51). Une démocratie messianique est, selon Ferri et Derrida, une démocratie à venir (democracy to come), une démocratie qui s’annonce mais qui ne se réalisera jamais. Encore, le «rapport d’attente» constitue l’ordre universel du messianisme. Cette conception du messianisme est utile pour l’éthique interculturelle car elle nous aide aussi dans la déconstruction de la tolérance interculturelle fondée sur l’idée kantienne de l’universalité de la raison :
«Tolerance generates an internal aporia between the acceptance of the cultural other as different, and the claim of a universal resolution of those same differences in a final ideal of unity (MacDonald and O’Regan 2012). This aporia can be traced to Kantian ethics and its ideal of a universality of reason» (Ibid, p. 53).
MacDonald et O’Regan, quant à eux, écrivent que: «an immanent critique of the ethics of cultural practice must navigate without the assured moral compass of tolerance to guide it» (MacDonald et O’Regan, 2012, p. 1010). Le messianisme joue dans ce contexte un rôle dans la déconstruction de la finalité qui sous-tend les conceptions qui régissent les relations interculturelles (démocratie, tolérance, reconnaissance, etc.). C’est grâce à cela que s’établit soit une hégémonie ou hiérarchie culturelle, soit une élimination des différences culturelles.
Cependant, pour ces chercheurs, la pertinence du thème messianique se limite à la déconstruction. Une fois que l’idéalisme transcendantal («transcendental idealism of Enlightenment thinking»), qui sous-tend la tolérance et la rationalité, est déconstruit avec l’aide du messianisme, l’éthique d’Emanuel Levinas adopte la position principale dans la reconstruction éthique et dans la restitution de la relation à l’autre. La pensée éthique de Levinas occupe donc la place d’un point de départ pour la reconstruction de l’éthique interculturelle (Ferri, 2018, 58). Je ne présenterai aucun critique de la perspective lévinassienne dans ce texte. Cependant, j’ai quelques remarques quant à la thématique du messianisme. En présentant Benjamin comme une alternative à Derrida, je propose une interprétation alternative du messianisme et de la traduction qui ultérieurement nous fournit une autre manière de penser l’éthique interculturelle.
Au cœur de la conception messianique de Ferri et Derrida se trouve l’interprétation du concept de promesse. Mais cette promesse ne sera ni actualisée dans un événement, ni ne livrera un contenu. Ferri écrit, par exemple, à propos de la promesse messianique selon Derrida, que cette «promise does not produce the event of which it speaks» (Ibid, 52). En se référant au livre de Derrida Le monolinguisme de l’autre, Ferri souligne l’utilité de la traduction pour déconstruire une «identitarian hegemony» (Ibid, 89). Quant à Derrida, il affirme lui-même cette interprétation lorsqu’il écrit que le concept de promesse «ne livre ni ne délivre ici aucun contenu messianique ou eschatologique» (Derrida, 2016, 128). Comme nous le verrons plus loin dans le texte, la traduction selon Benjamin va plus loin que la traduction selon Derrida. Le messianisme est plus qu’une promesse. La traduction produit un événement messianique et livre un contenu messianique. Comme nous allons le voir ci-dessous, la promesse est d’abord connectée à l’idée messianique d’un lieu (qui paradoxalement est aussi un non-lieu, une utopie) ou d’un moment qui vient, mais qui est aussi la restauration d’un passé (Scholem, 1963, 1971). Cette tension entre le passé (à restituer) et l’avenir est appelée par Stephan Mosès une aporie messianique (Mosès, 2006). D’un point de vue déconstructiviste, la notion d’aporie ne pose pas de problème, contrairement à ce que présume Ferri (Ferri, 2018, 53), pour autant que je puisse m’en rendre compte. Au contraire, car ce n’est pas possible de rendre l’aporie absolue, il serait également difficile de la rendre constitutive d’une politique.
Cette idée d’une restitution est opérante dans une certaine philosophie de la traduction dans laquelle on cherche à récupérer un sens originaire. Pour le moment, il suffit de noter que selon Derrida, la restitution d’un passé d’une langue dans une traduction est problématique parce qu’elle remonte à l’idée d’une «avant-première langue». Selon Derrida, l’»avant-première langue» n’existe pas mais relève d’un fantasme dont écrit Caterina Resta («per Derrida questa ante-prima-lingua non c’è mai stata, è solo il fantasma di questo tenace desiderio») (Derrida, 2016, 118 ; Resta, 2013, 104).
Dans l’éthique interculturelle, cette critique de l’idée d’une origine devient utile pour la critique postcoloniale de l’ethnocentrisme et l’essentialisme occidental. Le soupçon obligatoire que l’ethnocentrisme et l’essentialisme sous-tendent les concepts prétendument universels applicables à toute l’humanité (comme rationalité et tolérance) implique l’élimination de la différence[6] (Ferri, 2018, 4). C’est la raison pour laquelle chaque référence à de tels concepts dans l’éthique interculturelle («universality of reason») semble être intrinsèquement répréhensible. Plus précisément, l’idée d’une réconciliation dans la communication interculturelle suggère une annihilation totale de la différence, «the idea of intercultural awareness as a narrative of reconciliation and a final erasure of all difference» (Ibid, 2).
Or, comme le montre Donatella di Cesare à propos de la pensée de Benjamin, cette conception d’unification n’est ni juste, ni la seule interprétation possible (di Cesare, 2013, 112). Avec la pensée messianique de la traduction, que présente Benjamin, il est possible d’unifier les langues sans éliminer leurs différences.
Pour résumer, la pensée de Derrida sur le messianique et la traduction est utilisée dans l’éthique interculturelle pour déconstruire soit l’idée d’une origine renvoyant à une «avant-première langue», soit l’idée d’une rationalité occidentale (prétendument universelle) qui élimine les différences langagières et culturelles. Quant à la promesse, Derrida demeure ambigu. D’un côté, la promesse messianique dans la traduction est problématique dans la mesure où elle est liée à une origine. D’un autre côté, comme la promesse s’inscrit dans une logique aporétique (Mosès, 2006), cette façon de penser devient très utile pour la démarche déconstructive. Cependant, même si la promesse évoque un aspect messianique dans la pensée de Derrida, la reconstruction ne joue qu’un rôle mineur ou inexistant. Comme nous l’avons vu, la promesse ne livre «aucun contenu».
En revanche, la pensée messianique dans la philosophie de la traduction de Benjamin nous offre un élément reconstructif ainsi qu’un contenu. Avant de revenir sur ces questions, nous allons examiner de manière plus approfondie ce que signifie le messianisme.
Les apories du messianisme
Pour trouver un chemin proprement philosophique, à la fois indépendant, libre et théologiquement valable, la consultation de l’œuvre de Gerschom Scholem semble incontournable. Cependant, j’aimerais compléter l’approche de Scholem par le livre L’Ange de l’histoire de Stephane Mosès. Dans le chapitre intitulé «Les apories du messianisme», Mosès identifie trois apories du messianisme. Dans ma présentation, les perspectives de Scholem s’intègrent dans la typologie de Mosès.
1). L’aporie de l’utopie absolue. Dans un texte aujourd’hui célèbre, Zum Verständnis der messianische Idee im Judentum (Scholem, 1963, 1971), Scholem présente les aspects les plus importants pour comprendre l’idée messianique dans le judaïsme rabbinique. Dès le début de ce texte, Scholem met en évidence une tension entre deux forces (Kräften) messianiques du judaïsme classique, l’une restaurative (restorative, restaurativen) qui cherche à restaurer un passé et l’autre utopique (Scholem, 1971, 3). Le messianisme restaurative cherche à revitaliser un passé imaginaire et la mémoire de la nation hébraïque comme une condition idéale du passé (als ein Zustand idealer Vergangenheit). Quant à la force utopique, elle se projette vers l’avenir et le rêve de bouleversement de la réalité pour un monde nouveau. Les tendances restauratives et utopiques sont d’un côté contradictoires, d’un autre côté apparaissent complémentaire : „even the restorative force has a utopian factor, and in utopianism restorative factors are at work» (Scholem, 1971, 4). En d’autres termes, le messianisme se manifeste comme une aporie : une tension ou un problème sans solution définitive. Or, selon Stéphane Mosès, la tension entre le passé idéal et l’utopie future fait partie d’une série d’apories dans le messianisme juif. Comme nous l’avons vu ci-dessus chez Derrida l’idée d’une promesse dans la traduction se situe au cœur de cette logique aporétique.
2). L’aporie de la Révolution radicale. Comme mentionné précédemment, Mosès identifie trois apories du messianisme : outre l’aporie de l’utopie absolue (qui correspond à l’aporie de Scholem entre le messianisme rétablissant et le messianisme utopique) il ajoute l’aporie de la Révolution radicale et l’aporie de la perfection intérieure (Mosès, 2006, 277). En somme, l’aporie de l’utopie absolue et l’aporie de la Révolution radicale me semblent les plus pertinentes pour notre contexte. Cette dernière concerne la nature de la temporalité historique dans la tradition eschatologique juive où l’on se demande : «La marche vers les temps messianiques se déroule-t-elle dans le temps historique, ou bien dans la méta-histoire ?» (Ibid, 281). Comme nous le verrons, ces questions sont très pertinentes par rapport à la pensée messianique de la traduction de Benjamin, ainsi qu’à l’éthique interculturelle. Scholem lui-même met l’accent sur cette interrogation en soulignant la rupture radicale entre rachat (Erlösung) et histoire :
«The paradoxical nature of this conception exists in the fact that the redemption which is born here is in no causal sense a result of previous history […] The redemption is not the product of immanent developments (innerweltlicher Entwicklungen) such as we find it in modern Western reinterpretations of Messianism since the Enlightenment where, secularized as the belief in progress, Messiansim still displayed unbroken and immense vigor» (Scholem, 1971, 10).
Il est évident que le messianisme a inspiré Benjamin dans plusieurs de ses écrits (Benjamin, 1977a, 1977b). On remarque également une concordance entre Scholem et Benjamin concernant la pensée de discontinuité que le messianique implique vis-à vis de l’histoire : «La Rédemption n’advient pas comme la conséquence nécessaire d’un état précédent» (Mosès, 2006, 283). On observe comment Scholem met l’accent sur la rupture dans le messianisme ancien entre la rédemption (Erlösung) et l’histoire. La rédemption, selon Scholem, c‘est : «transcendence breaking in upon history, an intrusion in which history itself perishes, transformed in its ruin because it is struck by a beam of light shining into it from an outside source» (Scholem, 1971, 10). Benjamin utilise également la figure messianique de manière similaire dans plusieurs de ses écrits.
Avec l’aporie de la Révolution radicale nous avons un point de départ pour la confrontation avec l’histoire. D’un côté Scholem et Benjamin rompent avec une longue tradition qui voit la libération et le salut comme un processus qui se développe dans l’histoire.[vii] De l’autre côté, quand Benjamin dans son texte La tâche du traducteur propose qu’une traduction est possible parce que les langues sont «parentes en ce qu’elles veulent dire» (Benjamin, 1991, 152), la parenté des langues n’est pas un fait historique tributaire de la linguistique comparative du XIXème siècle (Derrida, 1985,220, 244).
3). Aporie du messianisme temporisé. Il me semble aussi pertinent de mentionner un autre type ou aspect aporétique du messianisme que le chercheur Kenneth Seeskin appelle messianisme temporisé, et qu’il observe chez Kant. Messianisme temporisé veut dire que l’avènement du messie est procrastiné et que cet avènement interviendrait dans un avenir lointain (Seeskin, 2015, 257). Sven Kramer affirme cette liaison entre Benjamin et la notion kantienne de» l’idée régulative» quand il décrit à propos de la tâche du traducteur qu’elle «reste une tâche» jamais achevée (Im Sinne einer regulativen Idee bleibt sie ein Aufgabe) (Kramer, 2006, 26). Un aspect procrastiné s’exprime dans la traduction au sens que l’on n’atteint jamais une compréhension ou une traduction parfaites. Comme nous l’avons vu dans l’idée d’une promesse chez Derrida, cette promesse contient toujours un élément de procrastination, ou, comme nous allons le voir, la notion de la langue pure contient une dimension temporisée ou procrastinée.
La parenté des langues et la langue pure dans la pensée benjaminienne de la traduction
Dans le contexte français, un penseur qui a apporté une contribution majeure à l’interprétation de Derrida et qui a articulé la liaison entre les thèmes d’interculturalité, Benjamin et le messianisme, est le philosophe Marc Crépon. Dans l’article La traduction entre les cultures, Crépon discute de la traduction, de Benjamin et de la pensée interculturelle de l’anthropologue Jean-Loup Amselle (Crépon, 2004). La contribution d’Amselle consiste donc en un type de «perspective déconstructionniste» des cultures au-delà du paradigme comparatif des anthropologues et des linguistes. La notion de «perspective déconstructionniste» vient de Crépon (2001, 218). Outre les livres d’Amselle lui-même, (2001, 2009), voir aussi Chanson (2010).[8]
Crépon, de son côté, propose que la pensée interculturelle orientée vers l’histoire doit peut être complétée par une pensée cosmopolite et interculturelle orientée vers le futur. Ce futur qu’il s’agit de comprendre, il l’exprime dans un vocabulaire théologique. Selon Crépon l’interculturalité «dessine les contours d’une nouvelle utopie» liée à une espérance cosmopolite et interculturelle. La théorie de la traduction que propose Benjamin offre un modèle pour la «dimension téléologique, voire prophétique, de cette espérance cosmopolite», et doit être elle-même «porteuse d’une promesse qu’on pourrait presque dire eschatologique» (Crépon, 2004).
Dans d’autres textes, à propos la philosophie du langage de Benjamin, Crépon introduit l’idée de l’eschatologie langagière et la désignation de la théorie de la traduction comme une «théorie messianique» (Crépon, 2001). Mais que dit au juste Benjamin lui-même à propos de la traduction ?
Même si Benjamin reprend des thèmes et des perspectives déjà évoqués dans la philosophie allemande depuis XIXe siècle sa contribution dans le texte La tâche du traducteur rompt pour la première fois avec l’idée répandue que la traduction est un transport de sens de la langue d’origine (source) vers une autre langue (cible, du lecteur).[9] Effectivement, le but de la traduction n’a rien à voir avec l’original. Au lieu de cela, la traduction crée des relations entre les langues. Ou, comme il l’écrit: «la traduction est finalisée en dernier lieu en vue de l’expression du rapport le plus intime (innerste Verhältnisse) entre les langues» (Benjamin, 1991, 152). Ce rapport intime est perçu comme une parenté. Mais de quel type de parenté s’agit-il ?
Comme nous l’avons déjà remarqué, il faut souligner que cette parenté n’est pas une parenté historique au sens qui est entendu par exemple en philologie comparée où la parenté entre diverses langues issues d’une racine commune est démontrée, comme dans la famille des langues indo-européennes (Dosse, 1992, 52). Comme l’écrit Derrida à propos de Benjamin, dans Des tours de Babel, la parenté des langues «n’est plus tributaire de la linguistique historique du XIXème siècle, sans lui être tout à fait étrangère. Peut-être nous est-il proposé ici de penser la possibilité même d’une linguistique historique» (Derrida, 1985, 220). Même s’il était erroné de dire que de tels développements historiques n’existent pas, l’argument de Benjamin serait que la proximité historique, culturelle, etc., obscurcit la nature propre de la traduction. En revanche, Benjamin écrit qu’il s’agit plutôt d’une „parenté supra-historique» dans la traduction et que la relation intime : «consiste en ce que les langues ne sont pas mutuellement étrangères, mais a priori et abstraction faite de toutes relations historiques, parentes en ce qu’elles veulent dire» (Ibidem, 152).
La philosophie de la traduction de Benjamin me semble ici aussi prendre une distance avec le principe de comparaison dans la linguistique classificatoire et se révèle plus proche de la pensée comparative de Louis Dumont Marcel Detienne et la comparaison intraculturelle de Raimon Panikkar Nous n’avons pas l’espace pour approfondir ce sujet, mais concernant la pensée de Benjamin sur la traduction il me semble plus proche d’une pensée comparative que l’on trouve chez Dumont, (1975, 1983), Detienne (2009), et Panikkar, (2013a, 2013b). La pensée comparative de ces derniers est complètement différente de la classification linguistique et anthropologique au XIXe siècle en exposant que des relations internes entre les cultures existent uniquement à travers l’enquête comparative elle-même (Amselle, 1996, 2009; Haoui, 1993). Quant à Benjamin, il montre que la relation entre les langues a une existence uniquement à travers les traductions.
Nous revenons ici à l’aporie messianique de la Révolution radicale de Mosès et de Scholem que nous avons abordée précédemment. Car la traduction, en tant qu’elle est comprise d’un point de vue messianique, prend aussi ses distances de la notion d’un quelconque progrès dans l’histoire. Ou mieux, l’idée que la traduction articule une parenté langagière supra-historique remonte à l’idée messianique que la rédemption n’est pas le résultat d’un quelconque développement mondial («The redemption is not the product of immanent developments» qu’écrit Scholem).
Autrement dit, Benjamin resterait critique, par exemple, par rapport à l’idée que la mondialisation nous fournit un cadre dans lequel la traduction serait possible parce que l’humanité est plus homogénéisée que jamais. Dans les études interculturelles, la «McDonalisation» est symptomatique d’un telle pensée fautive qui élimine les différences culturelles (Pieterse, 2020, 67-71). Dans ce dernier cas la traduction serait-elle une conséquence d’un état de proximité entre des langues ou entre des cultures.
La catégorie messianique la plus mystique mais peut-être la plus importante chez Benjamin reste cependant la pure langue ou le langage pur. Il écrit que les langues sont apparentées dans la traduction dans la mesure où cela rachète une pure langue :
«Racheter dans sa propre langue cette pure langue quand elle est exilée dans la langue étrangère, la délivrer par la recréation quand elle est captive dans l’œuvre, telle est la tâche du traducteur.» (Benjamin, 1991, 157).
Manifestement nous avons plusieurs notions messianiques dans cette phrase extrêmement condensée.
Tout d’abord, la langue pure qui donne le télos à la traduction (l’aporie de l’utopie absolue). Puis la description d’une situation dans laquelle la pure langue se trouve exilée et captive (faisant référence à la captivité du peuple juif en Égypte). Ensuite, dans une tâche perpétuelle qu’est la traduction, l’arrivée est procrastinée. Donc le traducteur a pour mission de changer cette situation en rachetant et en délivrant la pure langue exilée dans la langue étrangère (aporie de la révolution radicale). La langue pure ne se réalisera peut-être jamais, mais sert cependant d’idée régulatrice, idée régulatrice qu’est la tâche du traducteur. Venant de Kant, la notion de «idée régulatrice» (régulative Idee) indique une certaine direction et un certain type de temporalité. Une Idée régulatrice est une idée à réaliser, mais pas encore réalisée. Sa réalisation est sans cesse repoussée à l’avenir. Selon Seeskin, cette idée correspond à une certaine interprétation du messianisme où l’avènement du Messie est procrastiné et interviendrait dans un avenir lointain (Seeskin, 2015, 257).
Comme toutes ces idées sont liées, il me semble difficile de les hiérarchiser. Cependant, la pure langue reste, à mon avis, l’idée la plus importante dans notre contexte de l’éthique interculturelle parce que c’est cette notion qui reflète le mieux l’idée d’une relation entre les langues. Si j’ai bien compris, la relation entre les langues n’existe pas comme une réalité externe à la traduction (comme dans l’histoire des langues). La pure langue, en tant que relation entre les langues, existe seulement comme une langue potentielle en amont de la traduction. Ou bien, pour emprunter un vocabulaire à Henri Bergson, nous pourrions dire que la relation entre les langues, dans leur mode non traduit, est réelle, mais malgré tout virtuelle et pas encore actuelle (Agamben 2008; Bergson 2021). La pure langue, en tant que notion messianique, communique l’idée qu’il y a une relation entre les langues qui existe virtuellement et réellement, mais qui est actualisée uniquement dans la traduction.
De son côté, Crépon exprime aussi cette idée avec un vocabulaire similaire. La convergence des langues est «annoncée sous la forme d’une anticipation. Il fait l’objet d’une promesse» (Crépon, 2001, 126). Autrement dit, la promesse, ainsi que la parenté entre les langues, ont un caractère virtuel. Exprimé dans le vocabulaire bergsonienne, la différence entre Derrida et Benjamin serait celle entre une promesse virtuelle, mais jamais actualisée (Derrida) et une promesse virtuelle, mais actualisée, même si ce n‘est que brièvement.
Quant à la notion de pureté dans l’expression pure langue, elle est connectée à une croissance : «la traduction n’est ni une copie ni une restauration d’un original, mais plutôt un moment de «croissance» dans lequel l’original survit en se transformant» (di Cesare, 2021, 88). Benjamin lui-même écrit que dans la traduction, l’original croît vers un niveau plus pur de la langue: «En elle, l’original croît et s’élève dans une atmosphère pour ainsi dire plus haute et plus pure du langage» (Benjamin, 1991, 154). D’un côté, il y a une connotation entre l’idée que l’original «croît» et l’idée qu’ il existe un niveau «plus pur» de la langue. Comme nous en discuterons ci-dessous, la notion de pureté pose aussi des questions potentiellement problématiques.
Entre déconstruction et reconstruction : la pure langue et l’éthique interculturelle
En lisant Benjamin, on aperçoit donc une tradition non pas tant théologique ou historique mais philosophique. De plus, son caractère aporétique, que souligne Mosès, me semble particulièrement pertinent quand on cherche à éviter d’un côté une pensée totalisante qui élimine la différence culturelle, et de l’autre le risque d’une „déconstruction éternelle».
Certes, il y a chez Levinas un fondement valable pour une reconstruction de l’éthique interculturelle, comme le proposent Ferri et d’autres. Pourtant, dans la philosophie de la traduction de Benjamin, on trouve un autre type de messianisme que celui de Derrida, qui contient une manière de penser des relations. Car la différence entre Benjamin et Derrida n’est pas celle d’une philosophie avec le messianisme et une philosophie sans le messianisme. Si nous avons deux notions différentes, quelles seront les conséquences du fait de s’appuyer sur l’une ou l’autre dans l’éthique interculturelle ? Comme je l’ai répété à maintes reprises, le messianique dans la philosophie de la traduction de Benjamin nous montre un aspect reconstructif et pas uniquement déconstructif. Or, cela ne veut pas dire que la pensée de Benjamin est irréprochable ou que la déconstruction n’est plus valable.
Nous avons déjà élaboré le thème du messianisme de Benjamin, nous avons vu que surtout son vocabulaire, contenant des notions telles que «racheter», «croissance», «exilé», «réconciliation», «rédemption», «langue pure» et «fin messianique», signale explicitement une pensée messianique. Nous avons également pu voir qu’il est possible de situer Benjamin dans au moins trois logiques messianiques grâce aux typologies de Mosès et Scholem. Or, il me semble que l’aspect messianique par excellence chez Benjamin, c’est que la traduction est l’articulation d’une parenté des langues (Verwandschaft der Sprachen) et que cette parenté renvoie à un «langage pur». Le «langage pur», si j’ai bien compris, est un aspect exilé dans une autre langue qu’il s’agit de «racheter» dans la traduction. Autrement dit, ce n’est qu’en connectant ou en traduisant les langues que l’on atteint ce «langage pur», qui contient une dimension relationnelle fondamentale. Le «langage pur» n’existe que dans la traduction, dans la relation entre deux langues. Comme nous allons voir, il me semble que Benjamin et Derrida sont proches sur ce point. En effet, Derrida, dans Des Tours de Babel, donne une interprétation ontologique de cette idée de Benjamin en disant que la traduction vise «l’être-langue de la langue, la langue ou le langage en tant que tels, cette unité sans aucune identité à soi qui fait qu’il y a des langues, et que ce sont des langues» (Derrida, 1985, 245). En même temps, dans Le monolinguisme de l’autre, Derrida prend ses distances de l’idée d’une origine ou d’une avant-première langue. Revenons dans quelques instants à ce thème.
La relationalité articulée dans la traduction des langues peut non seulement fonctionner comme un modèle pour l’éthique. Comme le montre Adriano Fabris, Schleiermacher avait déjà articulé comment la traduction des langues contient une éthique immanente quand un traducteur doit reconnaître et respecter la différence entre les langues. La tâche du traducteur est donc en vérité une tâche éthique ainsi qu’un art par lequel on crée des relations (Das Übersetzen…ist eine Art, in der wir die Beziehungen schaffen) (Fabris, 2013, 164).
Je voudrais ajouter ici que la contribution de la pensée de Benjamin à travers l’idée d’une langue pure démontre la parenté des langues, les relations entre les langues, sont des relations internes. Cela veut dire que malgré les différences externes qui risquent toujours de bloquer les connexions entre les langues, leur relation renvoie à un point «avant» dans lequel une langue n’est pas externe par rapport à l’autre. Même si Benjamin n’utilise pas les mots interne ou externe, il me semble pourtant proche de la pensée interculturelle de Raimond Panikkar quand ce dernier souligne que la comparaison est intraculturelle plutôt qu’interculturelle (Panikkar 2000, 2013a, 2013b).
Panikkar dit que la pratique de la comparaison intrareligieuse nous montre que certains aspects de la religion de l’autre existent «déjà» dans notre propre religion. Benjamin me semble proposer une pensée similaire dans la pratique de la traduction, que l’on pourrait caractériser comme intralinguistique. Alors que d’une part, l’idée d’une isolation (la langue est exilée) et des différences des langues correspond à la relation externe (qui semble évidente à un niveau empirique et historique) d’une langue par rapport à l’autre, d’autre part, l’idée d’une relation parenté que la traduction peut montrer ou présenter (dans l’original, Benjamin utilise le verbe darstellen) correspond à une relation interne. Derrida appelle ce lieu de la réconciliation des langues «un royaume» promis, et qui n’est pas une vraie langue, «adéquate à un quelconque contenu extérieur, mais à une vraie langue, à une langue dont la vérité ne serait référée qu’à elle-même.» (Derrida, 1985, 243) La vérité de cette langue n’est pas désignative, mais relationnelle et expressive (Taylor, 2016).
Même si les langues sont différentes les unes des autres, elles ont «déjà» une parentée potentielle, comme l‘écrit Sven Kramer («was sich in der Übersetzung äussert, im Original unter Umständen nur potenziell enthalten ist und überhaupt erst durch die Übersetzung realisiert wird») (Kramer, 2003, 23). La «langue pure» est potentielle et n’est actualisée que dans la traduction. Les mots «avant» et «déjà» sont cependant décevants car la «langue pure» n’est pas une langue historique mais «supra-historique» (Benjamin, 1991, 153). Les langues sont parentes «a priori et abstraction faite de toutes relations historiques» (Ibid, 152). Or, selon Derrida, il y a aussi un problème chaque fois qu’on fait référence à une origine. La notion benjaminienne de la «langue pure» implique-t-elle une métaphysique de l’origine que cherche à éviter Derrida ? La question n’est pas uniquement valable philosophiquement. L’idée que les humains ont une origine hante autant les dynamiques politiques et sociales de l’intégration que la pensée interculturelle (Amselle, 2001). Dans le contexte norvégien, on peut observer des phénomènes similaires, (Gullestad, 2002). Pour approfondir cette question, discutons des perspectives de Derrida sur le messianisme et la traduction.
En ce qui concerne Derrida les thèmes du messianisme, de la traduction et de l’éthique sont liés à une expérience d’être monolingue. Pourtant, ce monolinguisme n’est pas le mien, mais celui de l’autre. Comme il l’écrit : «je n’ai qu’une langue, or ce n’est pas la mienne» (Derrida, 2016, 15). La traduction trouve son point de départ dans ce contexte. Le monolingue : «parle une langue dont il est privé…il est jeté dans la traduction absolue, une traduction sans pôle de référence, sans langue originaire, sans langue de départ. Il n’y a pour lui que des langues d’arrivée, si tu veux, mais des langues qui, singulière aventure, n’arrivent pas à s’arriver» (Ibid, 117).
Cependant, malgré l’absence tant d’une langue de départ que d’une langue d’arrivée, il y a des événements messianiques: «Événements toujours promis plus que donnés. Messianiques. Mais la promesse n’est pas rien, ce n’est pas un non-événement» Ibid, 125. Le messianique se caractérise ici, comme chez Benjamin, comme un événement, c’est-à-dire comme quelque chose sans causalité. Mais la différence, c’est que l’événement messianique de Benjamin est donné, ne serait-ce que brièvement. Pour Derrida la promesse messianique ne reste qu’une promesse. Pour Benjamin, en revanche, la promesse de la langue pure est actualisée dans le pratique de la traduction.
Il me semble que la raison pour laquelle Derrida prend ses distances avec l’idée qu’un événement messianique serait donné relève de son soupçon quant à l’idée d’une origine ou d’une avant-première langue. Derrida écrit que l’avant-première langue reste troublante : «Dans l’horizon eschatologique ou messianique que cette promesse ne peut dénier – ou qu’elle peut seulement dénier -, l’avant-première langue peut toujours courir le risque de devenir ou de vouloir être encore une langue du maître, parfois celle de nouveaux maîtres (Ibid, 119). Il ne s’agit pas simplement d’un contexte colonial ou postcolonial, où l’on restituera à l’avenir (la force utopique) la langue précoloniale d’origine (la force rétablissante). La situation de Derrida, en tant que Juif d’Algérie signifiait qu’il était coupé de toutes les langues et cultures autour de lui: «Parce qu’il est donc privé de toute langue, et qu’il n’a plus d’autres recours- ni l’arabe, ni le berbère, ni l’hébreu, ni aucune des langues qu’auraient parlées des ancêtres» (Ibid, 117). Nous pourrions tenter de comparer Benjamin et Derrida à la typologie présentée ci-dessus. Alors que le messianisme de Benjamin est surtout dérivé du messianisme de deuxième type, l’aporie de la Révolution radicale, les paroles de Derrida me semblent connectées au premier type d’aporie messianique, celui de l’aporie de l’utopie absolue ou de la tension entre les deux forces (Kräften), l’une restaurative et l’autre utopique comme dit Scholem. Les problèmes d’une telle comparaison sont premièrement que Derrida reste ambigu par rapport au messianisme en général. Deuxièmement, Benjamin n’»appartient» pas seulement à une seule modalité du messianisme, mais à plusieurs. Or, la typologie autant que la comparaison restent utiles parce qu’elles nous aident à analyser les implications pour une éthique interculturelle.
En continuant la confrontation entre Derrida et Benjamin, ce qui manque, à mon avis, dans le discours de Derrida, ce sont deux choses. La première concerne l’affirmation de Derrida selon laquelle la traduction ne «livre aucun contenu». La deuxième est la problème d’une conception insuffisant des « relations ». Ou autrement dit, les relations seraient, selon le discours derridien, elles-mêmes seulement des désirs qui relèvent des fantasmes. Donc, il manque dans sa pensée un élément d’une pensée reconstructive, mais qui en même temps évite le recours à un principe totalisant (rationalité universelle, tolérance, etc.) qui éradique les différences culturelles. Or, il existe d’autres perspectives sur Derrida, comme celle de Marc Crépon qui, dans une interprétation très éclairante, pose la question de ce qu’est inventer la langue (dans la traduction). Et Crépon explique:
«C’est une langue qui n’existe pas, ou du moins pas encore. C’est cette langue que Derrida appelle «l’avant-première langue» – dont l’existence est en réalité anticipée. À ce compte, c’est une «langue promise». Car cette langue n’existe qu’en se traduisant dans la langue de l’autre, en la déformant, en lui faisant subir des transformations telles qu’elle ne peut plus être la langue de personne» (Crépon, 2001, 190).
Ce que je trouve intéressant, c’est l’interprétation qu’il donne de l’idée de «l’avant-première langue» et de la traduction. Ici la traduction joue un rôle reconstructif autant que relationnel. En outre, l’interprétation est un peu différente de celle de Ferri qui souligne, de mon point de vue, plutôt l’aspect critique : «Derrida employs the notion of translation to question the concepts of cultural identity and native language…language is not a natural entity…it is rather a phantasm of possession» (Ferri, 2018, 89). Ferri n’a pas tort, mais Crépon semble trouver des liens entre la pensée de Benjamin et celle de Derrida qui permettent de voir dans la traduction plus qu’une stratégie déconstructive.
En approchant de la fin du texte, je voudrais soulever la question de la relationalité qui reste un trait important dans la philosophie de la traduction de Benjamin. Comme le montrent Fabris et Crépon, cette relationalité a une grande valeur tant pour l’éthique que pour la pensée interculturelle. Pourtant, il y a des questions qui se posent. Même s’il était vrai que l’aspect relationnel est absent ou trop faible chez Derrida, que la langue pure reste peut-être l’aspect messianique par excellence chez Benjamin, et que cette pensée messianique et relationnelle pourrait fournir un fondement ou une sorte de paradigme pour l’éthique interculturelle, nous pourrions cependant poser les questions suivantes avec les mots de Crépon:
«Ne peut-on penser l’accord ou l’harmonie des langues que sous le signe de l’unité Ou encore, n’y a-t-il de promesse du langage et des langues qu’à la condition de reproduire de tels «privilèges» (la sainteté, l’origine) ? Comment penser la désappropriation (la dénationalisation, la déterritorialisation) des langues, sans les reconduire à une unité originelle ou garantir leur harmonie par référence à une langue sainte?» (Crépon, 2001, 194).
Il faut ajouter que dans le texte de Crépon, les questions s’adressent autant à Franz Rosenzweig qu’à Benjamin. Ce sont des questions pertinentes par rapport à l’interprétation de Benjamin et pour l’éthique interculturelle. Elles connectent ensemble les trois thèmes du messianisme (la tension entre la reconstruction d’une origine ou d’un passé idéal et l’utopie), de la traduction (qui cherche un accord ou une harmonie) et de l’éthique interculturelle (qui discute si certaines notions d’unification impliquent l’élimination des différences).
Je voudrais pourtant soulever deux problématiques par rapport à Crépon et Derrida, pertinentes pour la discussion autour de l’éthique interculturelle.
Tour d’abords, les objections de Crépon ne relèvent-elles pas d’une supposition que la «langue pure» se réfère soit à un passé historique soit à une origine mythologique ? Ne peut-on plutôt dire que la traduction, dans la mesure où elle articule la «langue pure», se trouve dans l’aporie messianique entre la reconstruction et l’utopique ? Donc, qu’il ne s’agit pas d’un simple «retour» à l’origine, mais d’une problématique éternelle de la traduction. À mon avis, Mosès nous a montré la pertinence d’une perspective messianique, dans la mesure où le messianisme représente des apories plutôt que des positions dogmatiques ou idéologiques.
Ensuite, l’objection selon laquelle l’idée benjaminienne d’une «langue pure» serait réductible à une philosophie de l’origine me semble sous-estimer ou négliger que la traduction déconstruit l’idée que les langues sont isolées l’une par rapport à l’autre. Autrement dit, la «langue pure» n’existe pas dans l’origine de «ma langue» ou dans la «langue de l’autre», mais dans leur relation, dans la traduction de l’une par l’autre. Derrida lui-même souligne ce point dans Des tours de Babel quand il écrit que : «A travers chaque langue, quelque chose est visé qui est le même et que pourtant aucune des langues ne peut atteindre séparément» (Derrida, 1985, 244). Bien sûr, ce propos de Derrida sur Benjamin peut être interprété ou en direction d’une déconstruction de l’idée que les langues sont séparées ou soulignant plutôt une relationalité entre les langues.
Conclusion
Dans ce texte, j’ai cherché à montrer comment le messianisme dans la traduction peut non seulement nous aider à déconstruire des présuppositions implicites dans la pensée interculturelle, mais peut aussi nous aider à articuler l’aspect relationnel et reconstructif nécessaire pour l’éthique interculturelle. Pour présenter la différence entre l’aspect déconstructif et l’aspect reconstructif, il était nécessaire, d’une part, de problématiser la pensée de Jacques Derrida, parce qu’elle est importante pour l’éthique interculturelle, ainsi que pour la compréhension du messianisme et la traduction. D’autre part, pour montrer l’alternative, il a fallu comparer la pensée messianique et la philosophie de la traduction de Derrida avec celle de Walter Benjamin. Même si je comprends la critique de Ferri et d’autres par rapport aux présuppositions ethnocentriques dans la pensée interculturelle (la tolérance, la reconnaissance, etc.), et que je souscris à plusieurs des arguments de Derrida (sur la traduction, le messianique et sa compréhension de Benjamin), je trouve les notions messianiques de Benjamin (la pure langue, la parenté des langues) fructueuses pour l’éthique interculturelle. Si nous sommes confrontés à une situation où l’on doit choisir entre souligner les différences des cultures et isoler les cultures d’un côté, et éliminer les différences des cultures au nom d’un quelconque principe dit universel (la rationalité, la tolérance, la reconnaissance, etc.) de l’autre côté, il ne suffit pas de déconstruire les présuppositions. Nous avons aussi besoin d’une pensée reconstructive pour penser des relations culturelles. À mon avis, la pensée de Benjamin montre comment la traduction présente un type d’éthique relationnelle qui serait pertinent pour l’éthique interculturelle. Dans sa réflexion sur la traduction, Benjamin fait référence à une pensée et à un vocabulaire messianique. En effet, cela semble crucial pour sa compréhension et son articulation de la traduction. Donc, pour mieux apprécier ce vocabulaire dans la pensée de Benjamin, ainsi que chez Derrida, il était nécessaire de se plonger dans la littérature qui discute des aspects philosophiques du messianique.
Malgré une approche critique par rapport à certains points et aux objections des auteurs auxquels j’ai fait référence, leurs contributions sont vraiment appréciées de ma part. Je trouve les connaissances et la contribution de Ferri très solides et profondes dans le domaine de l’éthique interculturelle. La perspective de Marc Crépon en créant un pont entre la pensée de Benjamin et Derrida me semble particulièrement fructueuse en matière de la pensée interculturelle. J’aimerais aussi souligner que la pensée de Derrida est éclairante et provocante quand il expose la nature aporétique de la traduction. Néanmoins, mes conclusions portent sur trois points. Premièrement, comme le souligne Stephane Mosès par rapport au thème du messianique, le messianisme était «toujours» aporétique et donc déconstructif. Deuxièmement, la traduction ne manifeste pas uniquement le désir de posséder une langue, mais aussi qu’il semble qu’il y ait une sorte de relationalité, réelle mais pas toujours actuelle, inscrite dans la langue (pure) elle-même. Troisièmement, je ne suis pas d’accord avec le principe selon lequel le messianisme de la traduction ne «livre aucun contenu». Je comprends la crainte de Derrida, mais la langue pure ne serait jamais un fondement pour une quelconque politique identitaire, car la langue pure ainsi que la parenté des langues n’est présentes que dans un moment messianique.
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Notes
[1] J’ai cherché à être fidèle à la distinction que fait Derrida, que je trouve aussi pertinente pour Benjamin, entre «le messianique» (que Derrida entend comme «une messianicité sans messianisme») et «le messianisme» (qu’il entend lié au judaïsme, au christianisme) dans mon texte (Derrida dans Crépon et Launay, 2004, p. 206). Cependant, par ce choix je risque de confondre non seulement l’adjectif «messianique» utilisé au courant avec «le messianique» dans le sens derridien. Il y a aussi une autre confusion potentielle entre «le messianisme» et «le messianique». Mais, pour améliorer la lisibilité j’ai décidé de simplifier et suivre les conseiles grammaticaux du peer-review que j’aimerais remercier.
[2] Pour une comparaison des deux, voir notamment Crépon (2001), Resta (2013).
[3] Concernant l’éthique interculturelle comme un champ de recherche, je me réfère avant tout à Ferri (2018). Pour la pensée interculturelle, voir Crépon (2004).
[4] La présentation de la pensée messianique repose sur quelques contributions majeures comme Mosès (2006), Scholem (1963, 1971), Seeskin (2015). Concernant Benjamin, il y a une vaste littérature internationale consacrée à son œuvre en général ainsi qu’ à sa philosophie du langage. Je fais fond sur des chercheurs en allemand, français et italien comme Carchia (2009), Crépon (2001, 2004), Derrida (1985), di Cesare (2013, 2021), Fabris (2013), Kramer (2006), Menninghaus (1995), Stimilli (2019), Resta (2013).
[5] La littérature postcoloniale se concentre tant sur la politique que sur l’éthique. Pour la discussion du postcolonialisme d’un point de vue de l’anthropologie politique, voir Amselle (2008). Les deux concernent des questions normatives et sont proches, mais traitent en même temps des domaines différents. Or, l’éthique reste une thématique importante. En tout cas, la littérature est vaste. Concernant la problématique éthique des stéréotypies dans la communication interculturelle, voir Illmann (2006). Dans les études postcoloniales l’œuvre Orientalism de Edward Said (2003), reste un classique.
[6] Pour une critique de l’idée d’origine dans l’anthroplogie et la pensée postcoloniale, voir notamment Amselle (2001).
[7] Je ne me réfère pas uniquement à Mosès (2006), mais aussi à des contributions, aujourd’hui devenues des classiques, autour des questions de la secularisation et de l’éschatologie chrétienne, notamment Löwith (1949) et Taubes (2007), mais aussi l’article «Säkularisation, Säkularisierung», dans Geschichtliche Grundbegriffe, Strätz et Zabel (2004).
[8] Karim Haoui rend compte de la tentative au XIXe siècle de trouver une connexion entre les races et les langues, Haoui (1993).
[9] Comme le montre Menninghaus (1995), Benjamin reste marqué par la pensée allemande bien qu’il ne s’inspire pas toujours directement du romantisme. Les plus importantes sources pour lui étaient Hamann et Humboldt. Cependant, Benjamin crée une nouvelle manière de penser la traduction, (Buden 2008, 17).