De l’idéal démocratique. Les Anciens et les Modernes

Lorsque l’on n’a pas à donner du pain au peuple on lui accorde des droits individuels. Lorsque le peuple devient pauvre, on l’enrichit de libertés fondamentales. Lorsque le peuple est désespéré, on l’encourage à lutter au nom des idéaux démocratiques. Lorsque le peuple se sent opprimé, on lui propose des pactes et des contrats sociaux. Ceux-ci reposent sur l’égalité de tous devant la loi, garantissent l’égalité des droits, surtout des droits sociaux, et l’égalité de la parole. Un tel contrat entre l’Etat démocratique et ses citoyens remplace le droit du sang par le droit du sol. Il opte pour la laïcité. Il consacre les libertés individuelles qui protègent l’intégrité et l’autonomie de la personne humaine.

On parle actuellement du pacte républicain, et l’on insinue par là qu’un peuple peut partager les défauts et les qualités de la société tout en s’érigeant protagoniste de son destin politique par un acte du pouvoir constituant. Dans un discours de 1793 Robespierre définit ainsi cet acte: “L’acte par lequel un peuple est agrégé ou conservé à la nation, est un acte du pouvoir constituant”. A l’origine de ce pacte nous retrouvons, sous un nouveau jour, l’isonomia[1], l’ isègoria[2], l’isopoliteia[3], les droits objectifs d’antan, piliers de la démocratie grecque, accordés aux citoyens athéniens de l’Age d’or. Mais il y a des nuances à apporter qui différencient substantiellement la démocratie ancienne de la démocratie moderne. Ici, je me donne pour tâche de les développer.

 

 

 A. La démocratie classique de vertu 

A Athènes, la société s’ordonne autour d’une hiérarchie des classes que la démocratie moderne ne saurait souffrir[4]. Aujourd’hui, l’esclavage est considéré comme incompatible avec la dignité de la personne; cette dignité qui n’existe pas en Grèce. Car les Hellènes se rapportent au mérite (axia) qui résume la valeur de l’homme en tant que citoyen agissant dans le cadre de la cité. L’universalité de l’idée de personne est inconcevable. Quant à l’idée de cosmopolitisme, au lieu de marquer le progrès des idéaux démocratiques appliqués à tous, comme le fait la postmodernité, elle sonne le glas de la gloire de la cité. En effet, le cosmopolitisme ancien est plutôt lié à la chute de la cité, dont celle d’Athènes. Il porte donc un parfum de décadence politique[5].

Le langage politique qui décrit la démocratie ancienne est dès lors fort éloigné du langage démocratique contemporain, ses valeurs relevant d’un tout autre ordre que de celui de notre démocratie; en particulier:

La démocratie athénienne est marquée par le logos politicos, un véritable dialogue d’échanges sans intermédiaires : les rapports qui s’instaurent entre gouvernants et gouvernés sont horizontaux et directs. Tout citoyen peut devenir le garant du bon fonctionnement de la cité grâce à la protection efficace que lui assurent les lois. A cet effet, il existe la graphè paranomôn signifiant l’ “action en justice publique dans l’intérêt des lois”[6]. Cette procédure permet de mettre en accusation tout citoyen ou magistrat, auteur d’une proposition de décret ou d’une action politique contraire à la loi. Elle a pour but d’abriter celle-ci contre les excès que pourrait engendrer la souveraineté absolue du peuple, et de mettre les institutions à l’abri des intrigues des démagogues ou des aléas de l’histoire.

La graphè paranomôn peut être engagée au moment même ou la proposition est faite, débattue et mise aux voix mais aussi après mûre réflexion, pendant la durée d’un an. Tout citoyen a le droit de le faire quand il juge que les lois fondamentales de la cité ont été mises en danger. Une autre institution donnant un pouvoir effectif et efficace au peuple pour défendre les idéaux démocratiques est l’eisangélie: la dénonciation publique, devant l’Ecclesia (l’assemblée du peuple citoyen), d’un citoyen ou d’un magistrat accusé d’une action politique ou d’un délit portant atteinte aux intérêts de la cité, tels une corruption ou un complot. Si par son vote l’Ecclésia décide de donner suite à l’accusation, le dossier est transmis à la Boulê (assemblée restreinte de citoyens chargés des lois de la cité) qui rédige alors un probouleuma afin de définir précisément le délit et de proposer la sanction. L’Ecclésia décide alors de juger d’elle-même l’affaire. La rhétorique et les actions des gouvernants sont contrebalancées par la controverse et le pouvoir d’agir du peuple pour que justice soit faite[7].

L’idée de justice est d’abord liée non pas aux revendications individuelles qualifiées aujourd’hui de droits de l’homme (droits subjectifs ou droits fondamentaux) mais aux devoirs que chaque citoyen ou métèque a envers la cité. Le problème du racisme ne se pose pas, le sexisme se pratique dans un autre esprit que celui qui règne aujourd’hui. Le sexisme ancien renvoie aux devoirs des femmes envers la cité et leur oikos (le foyer conjugal). Il faut souligner toutefois que la femme jouit d’une considération et d’une estime dignes de son sexe[8]. A Athènes on est très attentif aux spécificités de chaque sexe; comparer une femme à un homme avec les mêmes critères est impossible, car pour les Grecs, ce serait tenter de comparer l’incomparable. L’unisexisme n’existe donc pas jusqu’à ce jour à Athènes.

Quant au statut de l’autre, de l’étranger, il n’y a pas comme aujourd’hui, de droit d’accueil au nom de la dignité humaine pour la personne vulnérable, surtout en considération de sa situation irrégulière. En revanche, il existe le droit d’hospitalité qui souligne l’importance attachée à ce xénos, l’étranger, demandeur de refuge au sein de la cité. Plus qu’un accueil hasardeux de l’autre-étranger[9], cette institution, selon les exigences du droit (dikaion), engage les citoyens athéniens dans la protection du xénos. Cela se fait non seulement au nom des lois positives mais aussi selon un droit divin venant de Zeus qui porte le qualificatif de xénios (hospitalier)[10].

Dans le cadre de la cité, l’idéal est, pour tout citoyen, de réaliser la vertu politique qui comprend plusieurs autres vertus fondamentales dont la justice, la tempérance et la piété[11]. Cette vertu politique est associée à l’art politique, c’est-à-dire à un savoir et une habileté qui accomplissent l’équité et l’égalité proportionnelle dans l’administration de la chose publique[12].

La vertu politique ne représente pas seulement un idéal à atteindre mais elle implique aussi une conception réaliste de l’organisation de la cité et de la répartition des rôles ou des fonctions des citoyens. Il s’agit d’une vertu qui, affilée à l’art politique, peut s’adapter au contexte historique d’une cité. Dès lors, elle peut s’intégrer facilement dans le cours naturel des choses de sorte que les normes du droit naturel s’expriment par les règles de l’éthique sociale. Il est donc inconcevable pour la culture hellénique de vouloir étudier l’homme en dehors de son contexte historique et essayer d’expliquer son comportement exclusivement avec des principes logiques mais hypothétiques. Car si la raison est un organe primordial chez l’homme, celui–ci constitue une réalité vivante, toujours en mouvement, qui donne un sens à sa communauté tout en recevant d’elle le sens de son histoire, partie indissociable de celle de sa cité.

De cette manière, le citoyen est toujours porteur d’un héritage: les traditions de sa cité qui représentent ses racines historiques et ses spécificités culturelles entretenues par son éducation appelée paideia. Celle-ci est loin de désigner une épistèmê qui indique un savoir savant; elle constitue la base de la formation de son caractère et l’enrichissement de son âme de tous les trésors culturels, apanage de sa cité. Autrement dit, elle consiste dans la formation de l’humanité de l’homme comme un idéal qui se réalise dans le cadre concret de la cité à partir de ses valeurs traditionnelles[13].

L’ouverture à l’autre se réalise sans porter préjudice pour autant à ses propres spécificités et s’il y a un problème de hiérarchie des cultures, le Grec sait respecter la culture des autres tout en étant fier de la sienne. Conscient du fait que le cosmopolitisme ne saurait opérer une fusion avec l’autre, l’étranger, il s’efforce dans les échanges avec cet autre de préserver son identité. Il évite les rapports fomentés par l’aliénation de son être au nom d’une éthique universelle qui procède par le nivellement de toutes les valeurs de sa cité. Aristocrate de l’esprit, il préfère leur classement et la recherche d’une place adéquate de chacun, dans un puzzle multiculturel, selon son mérite[14].

 

 

B.  Démocratie et post-histoire

Le langage politique est, au niveau national et international, tout autre aujourd’hui. Le terme même politique en est assez révélateur. Au lieu de renvoyer à l’âme du citoyen grec formée dans l’actualité de sa vie publique et privée, il s’allie à la pratique du pouvoir. Et ce pouvoir se rapporte à un état idéal qui s’appelle démocratie. Celle-ci, si différente de l’ancienne, désigne moins la force du peuple de pouvoir changer le statu quo des choses publiques à son profit, qu’un ensemble de droits et de libertés attachés à la personne humaine, servant d’antidote à sa fragilité et à sa vulnérabilité circonstancielles. A la place du politès (le citoyen grec), notion concrète et historique, la personne d’aujourd’hui met l’homme qui s’efforce d’affranchir les frontières de l’histoire pour acquérir une dimension d’universalité in abstracto. Dès lors, au soutien des spécificités culturelles, est opposée l’universalité des droits de l’homme[15]. L’individu risque alors de perdre sa réalité concrète qui soutient son identité ; car l’homme représente ici plutôt un archétype, incapable de révéler les particularités de sa généalogie. Il s’agit de l’Homme post-historique, amputé de son héritage identitaire et de ses traditions culturelles, un individu coupé de son passé et placé dans un aujourd’hui sans couleurs nuancées.[16]

Cette rupture avec le passé, donc avec l’historique de son identité, désoriente l’homme; elle le met sur la voie de la mondialisation, une errance dans un désert a-culturel qui lui fait perdre l’acuité de son sens critique. Car manquent le repli sur soi-même et la force de penser sur l’historicité de sa personne que chaque individu peut saisir dans son existence concrète[17]. En effet, pour avoir conscience de la réalité du monde, il faut d’abord avoir conscience de la réalité de soi-même et pouvoir affirmer, en se positionnant dans le monde, le substrat historique du moi. Or, on ne peut s’en rendre compte que par la réflexion[18] sur le présent et l’avenir et sur un passé irrévocable. Les expériences, que le moi a vécu en les partageant avec les autres, porteurs des mêmes valeurs et la solidarité qui unit le moi aux autres, deviennent esprit mémoriel. Celui-ci ordonne, classe et évalue les faits du passé qui modèlent le moi et lui font développer ses racines rendant ainsi sa conscience historique.

La période post-historique que nous traversons, due à l’engagement de l’humanité tout entière au nom d’une démocratie sans contenu précis et d’une pléthore des droits subjectifs d’effectivité douteuse, a fait de la transmission de l’héritage national une idée péjorative, le national étant plutôt classé parmi les valeurs fascistes et nazis. Il a cédé la place à une libre circulation, à une mobilité d’individus et à un mélange d’éthiques et de traditions qui entrent assez souvent en conflits les unes avec les autres. La priorité est donnée à l’intégration, et pour sa réussite, le nivellement de la hiérarchie des valeurs et l’amnésie des cultures ont été mis au premier rang. Dans une mosaïque hétéroclite et difforme, la cohésion forcée est tentée par le biais des produits démocratiques, tels la liberté, l’égalité et surtout la dignité personnelle. Toutefois, il s’agit d’énoncés assez généraux et abstraits qui s’avèrent, dans une situation concrète, peu opérants puisque dénués de repères relationnels.

En particulier, le national, impliquant l’adhésion d’un individu aux valeurs historiques d’un pays – qui enrichies et actualisées forment son identité -, est remplacé par le patriotique[19] qui désigne l’attachement (intéressé ou non) d’un individu au pays dont il possède la citoyenneté[20]. Ainsi, l’expression mon pays-patrie souffre assez souvent d’ambigüité. Certes, elle peut suggérer l’affection que l’on éprouve à l’égard du pays qui est le sien. Mais elle peut également insinuer l’appartenance d’un citoyen à son pays d’adoption d’où le citoyen ne désire que tirer profit sans vouloir pour autant adopter ses valeurs; et pire encore. Ce citoyen peut leur être carrément hostile. Pour le national, mon pays-patrie renvoie à son identité; son avenir est engagé à partir des trésors culturels que lui a transmis son pays-nation.

La post-modernité a voulu biologiser les cultures en procédant à un métissage souvent peu réussi. Pensons par analogie à la situation de certains métis qui, se trouvant dans une impasse de conflits culturels, sont obligés d’opter pour l’une de leurs cultures parentales en vue de se forger une identité, ou bien de renoncer aux cultures de deux parents en vue de se fabriquer, pour des raisons de commodité, une sous (supra)-culture. Mais cette post-culture désigne une existence in abstracto, et non pas une existence réelle, avec une identité particulière qui met cette personne dans le cours de son l’histoire propre. Car l’histoire modèle l’essence du moi en tant que moi agissant et créateur. Le post-historique au sens où nous l’avons développé, fonctionne en vue de se donner la possibilité de suivre les mouvements de l’histoire, au niveau purement théorique (celui de la représentation).

La démocratie d’aujourd’hui, animée par les modalités de la post-histoire dont la mondialisation est une des plus importantes, tend à faire de l’autre-qui-arrive dans un pays, un autre-moi assimilé à celui qui y est enraciné comme s’il y était vraiment enraciné, l’identité nationale devenant ainsi une recette ou un projet administratif. Le résultat, c’est la réaction des natifs qui se sentent souvent menacés par l’invasion des autres dont l’héritage peut se heurter à leur propre héritage vu l’incompatibilité de leurs valeurs. Le multiculturalisme mène à des microsociétés souvent en rupture entre elles de sorte qu’à la place des individus solidaires, on trouve des minorités isolées et une majorité en relation de forces opposées avec ses dernières, qui poussent à la xénophobie et aux discriminations raciales. La démocratie post-historique vise à aplanir la culture pour y suppléer une civilisation pré-fabriquée, c’est-à-dire construite, par-delà le processus naturel, conformément aux expédients politiques des grands Stratèges du monde.

 

 

C. Démocratie et Union européenne

L’idéal démocratique post-moderne, implanté dans l’Europe, transforme un continent en une union de pays. Union veut dire abandon des interconnexions naturelles (historiques et culturelles) des pays qui l’ont formée au profit d’un assemblable d’éléments jugés utiles pour composer un tout même si celui-ci n’est pas très homogène. Autrement dit, l’entreprise d’unification européenne post-historique dissocie « l’esprit du vieux continent » de son « corps », tendant vers sa refondation culturelle. Autrement dit, on a emprunté le nom d’Europe en l’ayant vidé de ses traditions pour en faire un territoire avec des couleurs sans nuances, qui puisse accueillir l’autre, n’importe quel autre, sans conditions. Les critères employés sont biologiques: tout être humain qualifié de personne et ayant une dignité qui lui est inhérente et inaltérable a droit de cité. Cette refondation se situe aux antipodes des constructions des Anciens, car ceux-ci créaient un monde citadin à partir de l’intégration du citoyen dans les mouvements de la nature et de l’histoire, c’est-à-dire depuis son adaptation dans l’espace appelé la cité. En effet, la refondation postmoderne vise à organiser un espace conforme aux dictats de la volonté des Puissants qui le contrôle.

Or l’Europe s’est formée à partir des peuples qui l’ont occupée, perpétuant, tout en les actualisant, les formes de son visage selon l’éthique et les droits légitimés par le Temps de l’Histoire[21].

Aujourd’hui, le corps de l’Europe se modèle conformément aux perspectives tracées par des esprits technocratiques. Un phénomène grave apparaît alors suite à cette refondation: la disparition des frontières européennes qui donnent un sens à son histoire et la prolonge dans les longues marches de l’humanité en mouvement. L’Académicien et Historien Jean Clair parle de ce phénomène ainsi : « Le Vieux Continent est devenu un conglomérat qui n’ose plus se nommer du beau mot d’Europe mais s’appelle Union européenne sans histoire (…). Au nom de la communication on a oublié la culture; au nom des échanges, on a oublié les identités. L’informe n’est jamais que le début de la corruption, la disparition des frontières, des limites, des enveloppes, de ceux qui constituent et qui contiennent ou retiennent les éléments vivants, un corps dont l’ordonnance et la solidité font surgir la belle apparence »[22].

La morale qui renvoyait à deux traditions traversant le Vieux Continent : la gréco-romaine et la judéo-chrétienne, a été écartée en faveur d’une morale appelée humanitaire qui interdit sur le plan théorique toute atteinte à la dignité personnelle et qui, toutefois dans la pratique, s’avère assez souvent impuissante. D’ailleurs, mêlée à des expédients politiques, son application risque de s’effectuer au détriment de l’homme historique. Soyons plus précis. En considération de cette morale, il a été permis aux Kosovars de créer un Etat sur les lieux sacrés des Serbes, sacrés puisque là sont enterrés les martyrs de la culture kosovare. Ce qui a eu comme résultat depuis lors de voir s’agrandir le fossé qui sépare deux peuples prêts à s’entretuer.

Dans un autre registre, au nom du droit humanitaire, on a accueilli à Lampedusa et on continue de le faire des rescapés de l’immigration clandestine. Au nom de l’accueil de l’autre, plus de 30.000 immigrés clandestins ont débarqué sur cette île rendant très difficile la vie des habitants. Mais leurs conditions propres de vie sont devenues insupportables, faute de structures appropriées. Certes, les règles humanitaires édictées par l’Union européenne claires et précises traduisent un esprit de solidarité et d’aide pour toute personne vulnérable, bien que les Oligarques de l’Union soient conscients du fait qu’avec la crise, l’Italie est impuissante à faire face aux problèmes des immigrés. Ainsi les malheureux du destin rendent également malheureux les habitants de Lampedusa, de sorte qu’une xénophobie certaine s’est manifestée. Dès lors, il n’est pas difficile d’estimer l’abîme qui sépare le droit d’hospitalité des Anciens du droit d’accueil des Modernes. Car le premier est recherché et formé dans les praxeis (les actions), relevant des impératifs naturels qui déterminent la situation de l’autre par rapport aux conditions d’accueil de l’hôte, alors que l’humanitaire dépend d’une morale de la représentation. Je m’explique:

La représentation signe le processus de la présentification: rendre quelque chose qui est absent, présent par évocation dans l’esprit. Dans le domaine de la praxéologie, la représentation indique un mode sémantique poursuivant l’imitation de l’apparence; elle est donc distanciée de la présentation qui consiste à donner à voir concrètement. La représentation signale ainsi un est comme si il était vraiment. Autrement dit, la représentation dénote une imitation fabriquée à partir d’une réalité, mais qui fonctionne à la place de cette réalité. Nous voulons dire par là que l’humanitaire est une construction théorique inspirée de ce qui pourrait venir au secours de l’homme, mais dont la fonctionnalité n’a pas fait ses preuves dans l’ordre naturel des choses. Elle fait davantage partie des hypothèses qui soutiennent les plans stratégiques des Maîtres du monde. Bref, la morale des Anciens, inspirée de l’harmonie naturelle, à savoir de cet équilibre assurant l’existence des contraires de l’ordre naturel, a laissé place à une profusion de normes et de règlements de Bruxelles, visant, par respect pour la protection et la sauvegarde de la personne humaine, à imposer à l’histoire des nations, les dictats revendicatifs d’un ordre supranational.

La morale exprime le génie d’un peuple conscient de former une nation.

 

 

D.  De l’utopie à la dystopie

Sur certains points, l’ordre supranational de Bruxelles fait plutôt écho au roman-fiction de Georges Orwell[23] 1984, mais avec beaucoup de variantes. Dans ce récit, Orwell se propose de dénoncer la concentration du pouvoir politique entre les mains d’une classe de Seigneurs qui totalisent les manifestions des hommes en leur faveur.

Certes, depuis son apparition, l’Union européenne est inspirée par de nobles causes: rapprocher les nations dans un esprit de bienveillance en vue de consolider la paix mondiale; soulager la misère des plus démunis, en planifiant des stratégies pour le progrès social; élever le niveau social en multipliant les droits subjectifs et les libertés fondamentales des individus en tant que citoyens du Vieux Continent et du monde; responsabiliser les hommes pour le respect de l’autre; assurer un traitement équitable et une égalité des chances pour tous en tant que personnes humaines, propriétaires d’une dignité qui leur est identique. Mais lorsque l’Union européenne se déploie entièrement vers l’universel, alors que la réalité politique et sociale des peuples et des individus s’inscrit dans le particulier et le référentiel, lorsqu’il devient impossible de faire coexister plusieurs traditions et héritages politiques ou nationaux qui ont en filigrane des expressions religieuses vécues comme un mode identitaire de vivre, l’idéal tourne au cauchemar.

Lorsque la culture qui façonne un peuple et l’homme en tant que son porteur est sous-estimée ou négligée, une belle utopie a de fortes chances de se transformer en dystopie[24]. Car la dystopie prend le contre-pied de l’utopie. Contrairement à celle-ci qui peint un monde de perfection et de bonheur, celle-là indique une organisation politico-sociale dont les conséquences sont négatives pour les hommes. Car le contrôle non seulement du comportement de l’homme mais aussi de celui de l’esprit par une forme autoritaire de gouvernement d’un super-Etat mécanisé, (contrôle qui tend à effacer la prise de conscience de sa propre histoire et de ses propres valeurs identitaires) pourrait engendrer des effets dommageables pour chaque citoyen.

Le beau rêve de l’Europe incline à devenir dystopique: le règne d’un sentiment d’échec chez les citoyens européens qui donne un goût de solitude existentielle et une impression d’appartenir au foyer d’un espace-malade du monde. L’indépendance vis-à-vis de l’Amérique que promettait à ses débuts l’Union européenne s’est révélée chimérique. La suppression des frontières entre ses pays membres a contribué à une augmentation certaine de la délinquance. L’insécurité se fait sentir de plus en plus dans le quotidien de plusieurs pays européens. Les classes moyennes disparaissent et deux catégories de citoyens voient le jour : les riches et les très démunis. Le nombre des chômeurs augmente. Les jeunes gens se désespèrent au spectre d’un futur sans avenir. Pire encore, les Stratèges de l’Union européenne ont perdu le goût d’entendre les plaintes des peuples.

Une des caractéristiques de la démocratie, c’est la dialectique dans les échanges. J’entends par cette expression l’art d’écouter la voix de l’autre dans les rapports ou les relations qui nous concernent mais assez souvent nous opposent. L’agora athénienne était le lieu-symbole de cette dialectique, d’où sortait un droit, un dikaion, fruit des controverses et des concessions faites entre citoyens. Tel n’est pas le cas de l’espace formé par les Stratèges de Bruxelles. S’essayant à une surdité politique, ceux-ci ont évité d’écouter le message des peuples français et néerlandais qui ont rejeté par référendum le traité établissant une constitution pour l’Europe. La plupart des articles prévus par ce traité ont été réécrits dans le traité de Lisbonne ratifié par un vote parlementaire, de peur que la volonté authentique citoyenne ne soit écoutée. Qui est plus, le cas de l’Irlande est très éclairant sur ce sujet.

La ratification du traité de Lisbonne était rejetée par la majorité des électeurs irlandais (53%) au mois de juin de 2008. Mais tous les moyens ont été mis en œuvre pour faire changer d’avis aux Irlandais. Il y a eu toute une campagne en faveur d’un oui qui a pu être finalement obtenu. La gravité de la crise, la précarité de la condition humaine et les promesses sécurisantes des nouveaux Maîtres de l’Union européenne ont fait pencher la balance au bénéfice de ce oui.

A l’heure actuelle, l’état-major de Bruxelles persiste sans doute dans sa surdité. Comme il est favorable à un espace anonyme et non-différencié, il persévère dans sa politique qui tend, malgré les conditions de vie très difficiles pour des milliers de ses citoyens, à faciliter l’adhésion d’autres pays au sein de l’Union dénombrant déjà 28 membres. Il s’agit d’États membres tout azimut, de tailles différentes, aux modes d’organisation institutionnelle variés, et de niveaux de vie inégaux. Et plus encore. Dans cet espace, le citoyen se voit esquisser son qualificatif d’européen selon des critères neufs fixés par ses dirigeants ; ceux-ci ne veulent probablement plus conserver ce qui a fondé l’Europe et y demeure important pour son identité. Ils ont entamé des négociations avec des pays de culture hétérogène, telle la Turquie. Un regard sur l’actualité de ce pays qui prend de plus en plus les couleurs d’un islamisme radical, permet de voir combien elle est éloignée des exigences démocratiques qui sont à la base de la formation de l’Europe tout au long de son histoire.

Aucun citoyen de l’espace européen ne saurait s’opposer efficacement aux stratégies des Maîtres de Bruxelles qui commandent à leurs peuples. La graphè paranomôn et l’eisangelia appartiennent à l’oubli de la sagesse ancienne. En revanche, la politique de l’Union, de tendance socialo-démocratique, à savoir une politique qui favorise le pluralisme combinant les initiatives privées et l’impulsion de l’Etat, fait l’écho du thatchérisme qui sacrifia des centaines de travailleurs au profit d’un libéralisme étatique.

Les cas de l’Espagne, du Portugal et surtout de la Grèce illustrent bien ce phénomène. La troïka dont fait partie l’Union européenne a pris des mesures appropriées pour la réussite de ses projets même si leurs répercussions s’avèrent inhumaines pour ces peuples. Pensons à la misère, au désarroi et au marasme dans lesquels est plongée la Grèce et qu’ont entraîné les mesures imposées par la troïka. Ces derniers temps, le taux de suicide, surtout chez les jeunes, a atteint un niveau surprenant. Ce pays, que des milliers de ses ressortissants veulent déserter pour chercher un ailleurs meilleur, donne l’allure d’une terre dévastée par un fléau ou une guerre. Malgré les vives protestations et la descente dans la rue plus d’une fois des citoyens grecs, malgré les témoignages poignants transmis par des émissions télévisées dans le monde entier, la troïka[25] demeure apathique devant leurs infortunes.

La condition tragique des pays de l’Europe qui souffrent et en particulier celle des Grecs, est qu’ils ne peuvent plus reculer malgré leurs souffrances. Car tout est réglé de sorte qu’ils ne puissent faire aucun pas en arrière : devant la misère, derrière l’abîme. Ils sont obligés de vivre dans une démocratie qui promeut le bonheur par un excès de malheur. Mais ce malheur risque de dépersonnaliser l’individu en déstructurant son existence; alors des nouvelles formes d’espoir pour les désespères pourraient faire naître les démons qui ont jadis dévasté le monde.

 



[1] Il s’agit de l’égalité des droits pour un gouvernement démocratique, HERODOTE, L’Enquête, 3, 80. Ménéxène , 239 a.

[2] Il s’agit de la liberté de parler, égale pour tous HERODOTE, op.cit., 5, 78.

[3] Il s’agit de l’égalité des droits civils. ARISTOTE, frg 537.

[4] E.WILL, Le Monde grec et l’Orient, Le Ve siècle (510-403), PUF. 1972. P. LEVEQUE, L’Aventure grecque, Paris, Armand Colin, 1969.

[5] Politique, au sens de la polis: la cité grecque.

[6] M.DAVID, Le peuple, les Droits de l’homme, et la République démocratique, Paris, L’ Harmattan, 2003, p. 159.

[7] Pour plus de détails, voir C. MOSSE, « Les procès politiques et la crise de la démocratie athénienne », Dialogues d’Histoire Ancienne, 1/1974, p. 297-236.

[8] F.GHERCHANOC, L’oikos en fête. Célébrations familiales et sociabilité en Grèce ancienne, Paris, Publications de la Sorbonne, 2012.

[9] HOMERE, Odyssée, IX, 270-71.Voir également, M.-F. BASLEZ, L’Etranger dans la Grèce antique Realia/ Les Belles Lettres, 2008.

[10] HOMERE, Odyssée, XIV, 283.

[11] PLATON, Protagoras, 329 d.

[12] Voir PLATON, Protagoras, 321 a et suiv.

[13] Pour plus de détails, voir J. WERNER– Paideia. La formation de l’homme grec, Paris, Gallimard /Tel, 1988.

[14] Cf. U. BECK, Qu’est-ce que le cosmopolitisme ?, Paris, Aubier, 2004.

[15] Dans ce domaine et en particulier au sujet de l’identité européenne, A. FINKELKRAUT observe : « Bref, il est d’autant moins pertinent de se demander si la Turquie fait partie de l’Europe que l’Europe elle-même ne fait plus partie de l’Europe. Elle ne se laisse pas circonscrire dans l’espace qui porte son nom. Ce qui fait de l’Europe, l’Europe, disent aujourd’hui les porte-parole vigilants de la conscience européenne, c’est l’arrachement, le déracinement, et pour finir, la substitution de l’homme à toutes les mystiques du sang et du sol. », L’identité malheureuse, Paris, Stock, 2013, p.98-99.

[16] M. DETIENNE, L’identité nationale, une énigme, Paris, Folio/Histoire, Gallimard , 2010.

[17] J.-C. GODDARD, Assise fondamentale de la doctrine de la science. Fichte (1794), Paris, ellipses, 1999, p.48

[18] Ibid., p. 46.

[19] L’adjectif patriotique a beaucoup perdu de sa valeur sémantique aujourd’hui. Jadis, comme dans la Grèce ancienne, il impliquait toutes les valeurs historiques et traditionnelles qui attachaient le citoyen à sa cité propre.

[20] Cf. M.KOENIG, « Mondialisation des droits de l’homme et transformation de l’État-nation. Une analyse néo-institutionnaliste », Droit et société, 3/67, p.673-694, 2007

[21] Il est vrai, comme le constate A.FINKELKRAUT dans l’Identité malheureuse, Paris, Stock, 2013, p. 103, que « l’Europe a cessé de croire en sa vocation passée, présente ou future à guider l’humanité vers l’accomplissement de son essence. Il ne s’agit plus pour elle de convertir qui que ce soit- conversion religieuse ou résorption de la diversité des cultures dans la catholicité des Lumières-, mais de reconnaître l’autre à travers la reconnaissance des torts qu’elle a commis à son endroit ». Mais ici un problème moral se pose qui vient de le réciprocité de jugement : il faut que les autres reconnaissent, à leur tour, les torts qu’ils ont faits à l’Europe.

[22] J.CLAIR, « Conserver ce qui demeure est une tâche plus urgente que de changer les choses », Le Figaro, 21 décembre 2013, p. 18.

[23] Le roman 1984 (Nineteen Eighty-Four) est le plus célèbre des romans de George Orwell, publié en 1949. George Orwell est le nom de plume de Eric Arthur Blair(né à MotihariInde– en 1903, mort à Londres en 1950), écrivain et journaliste anglais.

[24] Cf. J.CLAIR, Les derniers jours, Paris nrf/Gallimard, 2013, p. 60 : « Le refus de la France de reconnaître et sa méfiance à enseigner ses origines intellectuelles et spirituelles, la dénégation de son histoire et l’oubli de son passé, le mépris de la tradition de sa langue et l’ignorance des mots qui la composent, font qu’elle devient peu à peu, dans son abandon du langage, un organisme décomposé ».

[25] Qui compose la troïka ? Elle est composée d’experts financiers de la Commission européenne (CE), de la Banque centrale européenne (BCE) et du Fonds monétaire international (FMI). Elle combine donc la force d’acier de la politique, la morale des Finances et l’apathie des banquiers.